O.F.K.

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Post A: “Pouvoir regarder les oiseaux”

Published (gregorian) (ornellember)

Tags: existential

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Traductions: Post A: “Watching the Birds” (en)

Chez mémé

“Quelle chance, hein? De pouvoir regarder les oiseaux.”

Je repense souvent à ce moment. C’était il y a quelques années, disons entre 2 et 5 ans. Mémé était assise à la table de la cuisine, en face de la baie vitrée qui donne sur le jardin. Elle regardait les oiseaux dans le cerisier, comme elle le fait souvent.

Je l’ai regardée. J’avais l’impression qu’on s’était parfaitement comprises, mais je n’ai pas osé confirmer. J’ai acquiescé, et on s’est souri, je crois. On a continué à regarder les oiseaux.

Il y a un truc que j’aime énormément, chez ma mémé, c’est qu’elle peut, elle sait, regarder le monde. Quand j’étais petite, elle nous traînait souvent au musée, moi et ma fratrie. Ca m’ennuyait: elle marchait lentement, et elle s’arrêtait devant quasiment chaque toile, en disant des trucs du style “quelle belle ligne, sur ce visage, n’est-ce pas? Elle a un regard vraiment expressif.” Moi, la plupart des toiles (surtout les classiques) ne m’intéressaient pas plus que ça, et puis, je préférais dessiner.

Adolescente, je suis allée au musée seule pour la première fois. Enfin, c’était peut-être avec des amis, je ne sais plus; toujours est-il que c’était la première fois que je pouvais aller à mon rhythme. C’était génial. Je pouvais tracer dans les halls où rien ne m’attirait, lire les légendes ou pas, connaître les peintres ou pas, et puis surtout, passer du temps à apprécier ce qui m’intéressait vraiment, m’asseoir devant un objet qui me plaisait pendant 10 ou même 20 minutes.

Quelques années plus tard, j’ai même commencé à dessiner certaines des oeuvres qui m’intéressaient, ce qui a encore ajouté au plaisir. C’était un moment de compréhension, d’intimité, même, avec une oeuvre. J’ai développé un goût pour certains artistes, parce qu’à travers leurs oeuvres et les explications des curateurs d’exposition, j’avais un peu l’impression de les comprendre. Jusqu’aujourd’hui, je vais souvent seule au musée.

Parfois, après le musée, je lisais des biographies d’artistes qui m’avaient plu. (C’est d’ailleurs comme ça que j’en ai appris plus sur la vie de Paul Gauguin, qui est, il se trouve, une vraie pourriture. Après ça, j’ai développé toute une réflexion sur la complète connerie de “séparer l’art et l’artiste” - je n’en dis pas plus, parce que si on me lance là-dessus, c’est difficile de m’arrêter.) Enfin bref, je disais: c’était surtout par intérêt pour l’oeuvre que je m’intéressais à son géniteur et à son contexte, et pas le contraire.

Pourquoi je parle de musées?

Pour moi, ils crystallisent ce que j’aime tellement chez ma mémé. À force d’aimer l’art, elle s’y connaît pas mal, mais elle n’est pas du genre à parler de l’histoire d’un peintre à moins que cela n’apporte du contexte à la discussion. Elle est au musée, pas pour éduquer les autres ou même pour se cultiver, mais pour percevoir ce qui est devant elle à l’instant présent, et puis ressentir ce que ça suscite, en profiter, éventuellement ensemble.

C’est ça, ce que j’avais entendu dans sa phrase: ce n’est pas simplement une chance qu’il y ait des oiseaux dans le jardin, mais c’est aussi une chance qu’on soit, elle et moi, capables de les regarder.

L’an dernier

L’an dernier, j’ai écrit toute une série de schemes, de stratagèmes (dédicace à Amélie Poulain). Au début, c’était super. Sur la fin, c’était un peu une corvée: j’avais beau avoir des stratagèmes à décrire, ça ne reflétait pas vraiment mon monde intérieur. Mes stratagèmes, je n’y pensais quasiment plus qu’au moment d’écrire mon post mensuel.

Je pense que les choses ont changé pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai quitté Twitter. Je trouvais souvent mes stratagèmes en lisant les problèmes des autres, ca me faisait prendre conscience de mes propres solutions, et modelait ma réponse en forme de post. Sans Twitter, j’en lis simplement beaucoup moins sur la vie des autres, et j’ai aussi moins d’impact quand je parle de mes petites idées.

Deuxièmement, j’ai été, ces derniers mois, plutôt dans une phase de découverte et de perception. J’en ai parlé dans mon post sur Recurse Center, et j’ai aussi fait de la cognitive behavioral therapy entre septembre et décembre, donc pas mal d’introspection. J’ai en gros confirmé que suis très douée pour m’arranger à tirer le meilleur parti des choses, mais j’y suis si forte, si habituée, et j’y prends tellement de plaisir que j’ai atrophié la partie de moi qui fonctionne avant la solution, la partie qui ressent.

Je repense à mon premier stratagème, quand j’étais en processus avec les RH à cause de mon collègue sexiste. J’étais dans une situation de merde, quand même. J’avais été courageuse, mais je me sentais trahie, humiliée, isolée. Pourtant, tout ce que je dis dans ce post, c’est que ce mec me rendait la vie difficile - et puis ensuite, je raconte mon tour d’échecs pour m’extirper de la situation dans laquelle il m’avait mise. Zéro sentiment.

Pourquoi les stratagèmes? et pourquoi pas?

Je crois que je serai toujours stratège, parce que cette capacité, elle m’aide énormément. Mais tout à l’heure, je me suis posé la question: pourquoi les stratagèmes?

J’ai quelques réponses.

  1. c’est utile. Quand je regarde mon parcours, je vois clairement comment mes choix stratégiques m’ont changé la vie. En plus, j’adore tout ce qui est utile, et puis quand je vous en parle, j’ai l’impression de donner quelque chose de tangible.
  2. c’est amusant. Je prends du recul sur ma situation, et je la transforme en une espèce de modèle intellectuel en forme de jeu; j’aime bien réfléchir comme ça.
  3. quand un stratagème réussit, j’ai gagné, et gagner, ça fait du bien.

Et voilà le problème d’un jeu de stratégie: c’est qu’il faut un adversaire; ou tout du moins, de l’adversité, parce qu’il faut gagner. Cela amène la question: qu’est-ce que je fais quand il n’y plus d’adversité? Et puis, si je ne gagne pas, comment je prends du plaisir?

Il y en a plein, des réponses à cette dernière question, et j’ai pu en découvrir ces derniers mois. Ce n’est pas que la vie a été simple, d’ailleurs, c’est plutôt le contraire, mais j’ai un peu mis de côté l’idée de gagner.

Pour ceux qui le savent, ma mémé perd la mémoire. Elle a 99 ans, donc rien d’étonnant, mais elle avait conservé des capacités cognitives quasi-parfaites jusqu’à l’isolation des années COVID, et on est très proches, mêmes dans nos personnalités, donc j’ai le sentiment de perdre une amie, petit à petit. Il y a toujours beaucoup de choses que je peux faire pour mitiger la situation, mais il n’y a pas vraiment de victoire. Je ne peux pas gagner. Je ne peux que profiter.

Cette année

Je n’ai pas encore décidé de quoi je vais parler cette année. J’ai quand même bien aimé mon petit meta-stratagème: je me suis donnée ce thème simple, “mes stratagèmes”, c’est à la fois spécifique et très flexible, et ça me mettait de bonne humeur.

Je me dis que je ferai plutôt des séries de genre 6 mois. 13 posts sur le même thème, c’est pas énorme, pourtant; mais je veux juste éviter de caser toutes mes pensées dedans. Ou je continuerai peut-être un thème tout en écrivant autre chose à côté. On verra.

PS: Traduction

Ce moment est difficile à décrire en anglais, parce qu’il y a plusieurs mots dans la phrase de mémé qui n’ont pour moi, dans leur essence et leurs connotations, pas d’équivalent exacts. Je savais qu’en les traduisant, je transformerais le moment. Je l’ai quand même fait (hello i18n!), mais j’ai préféré d’abord écrire en français. Après, reste à voir si je ferai ça tous les mois.